À propos du livre Le Socle d'argile de Jean-Michel Hirt
par Gérard Pommier

I. Je dois dire que ce livre fait partie des rares ouvrages que je relirai certainement, au moins pour certains passages que je trouve admirables, en particulier le chapitre sur Lou Andreas-Salomé, et il y en a d’autres que je relirai parce que ce sont des questions qui me dépassent, sans doute par défaut d’information comme le chapitre sur l’aventure du religieux Vanier, à la fois homme de foi et séducteur. Il est possible que je ne relise pas le dernier chapitre, où il y a de grands développements sur l’écologie, mais qui manifeste peut-être un renouveau de la pensée apocalyptique selon l’Apocalypse de saint Jean.
II. Complexe paternel
Mais cela me paraît quelque peu hors du sujet principal, qui est la question du complexe paternel, problème qui divise sans doute à peu près actuellement tous les courants de la psychanalyse car il y a une question qui reste en suspens, même en lisant soigneusement l’œuvre de Freud, et peut-être peut-elle être bien traduite par le terme de «lcomplexel», le complexe paternel entre l’image du père et la fonction paternelle – ce qui divise la question de la paternité en deux séquences emmêlées et pourtant bien distinctes dans leurs effets. Le terme de complexe est bien approprié, et il est mal traduit en français car on a l’impression qu’il s’agit d’une complexité alors qu’il me semble qu’il s’agit d’éléments contradictoires entre eux. La complexité, on peut la montrer sans l’expliquer, par exemple au cinéma ou dans la littérature. C’est la méthode de Jean-Michel, que j’apprécie particulièrement.
Je n’ai pas le fétichisme des concepts qui sont toujours glissants comme des savonnettes ; il faut simplement savoir les comprendre et c’est ainsi que j’entends la division que fait Jean-Michel Hirt entre ces deux séquences de la paternité qui sont tout à fait distinctes.
À la question « Qu’est-ce qu’un homme ? » la réponse abrahamique serait : « Ne t’occupe pas de savoir ce qu’est un homme, deviens père. » Et tous les hommes sont des fils.
III. « Qu’est-ce qu’un père »
C’est ce qu’on peut appeler une question plénière, c’est-à-dire une question qui se renvoie sans fin à elle-même, bien qu’une réponse ait déjà été apportée depuis le début des temps, en somme en répondant à la question : «lQu’est-ce qu’un homme ? », et la réponse abrahamique serait : « Ne t’occupe pas de savoir ce qu’est un homme, deviens père. » Et tous les hommes sont des fils. Si l’on voit bien le circuit de ce processus, il me semble que l’on a déjà entre les mains un début de réponse : en effet, sur Terre tous les hommes sont des fils, alors que la question du père est toujours incertaine – Pater semper incertus, disaient les Romains. Par conséquent, tous les hommes sont des fils et celui qui en a assez d’être un fils cherchera à devenir un père. Je viens donc de donner ce début de réponse sur la représentation du père pour les fils : c’est quand ils en ont assez d’être des fils en accédant à la paternité.
Mais cette paternité est aussitôt sacrificielle puisqu’il s’agit de sacrifier le fils au profit de la fonction paternelle. C’est pour cela que j’ai cité tout de suite le sacrifice d’Abraham qui est bizarrement ainsi dénommé dans la mesure où il s’agit en réalité du sacrifice d’Isaac. Akeda itshak veut dire en hébreu «lla ligature d’Isaacl». Attention, il faut lire à l’envers ! Ce n’est pas que le père aurait obéi à un ordre de Dieu, c’est plutôt le contraire : c’est le fils qui sacrifie le père, qui, du coup, s’en trouve spiritualisé et l’on a ainsi la création de Dieu.
Lorsqu’un fils devient père, il est chargé d’une violence sacrificielle puisqu’il craindra que son fils ait le même sentiment parricide à son égard. C’est sans doute pour cela que le premier mouvement de l’accession à la fonction paternelle est extrêmement violent et que tous les pères incarnent cette sorte de violence qui d’ailleurs va leur donner leur place dans le fantasme «lOn bat un enfantl», dans lequel c’est cette sorte de père primitif, d’Urvater, qui est représenté.
IV. Phénix
Le premier mouvement de l’accession à la fonction paternelle se dégage donc sur le fond d’une grande violence, mais cette violence entraîne immédiatement une culpabilité qui fait renaître le père, un père en quelque sorte phénix, un Urvater indestructible qui n’est aucune personne de la réalité mais quelqu’un qui renaît sans cesse de ses cendres. C’est la culpabilité du fils qui le fait renaître sous une forme spiritualisée – j’insiste sur ce terme «lspiritualisél» car cette spiritualité ne tombe pas du ciel, sinon du ciel de la culpabilité, et c’est elle qui engendre un amour du père, Vater Sehnsucht inextinguible, un sentiment d’amour sans limite pour ce père, sentiment dégagé sur le fond d’une haine coupable, complexe donc, et qui fait du père une représentation relativement désincarnée, spirituelle et pour toujours aimée, à laquelle s’adresse une demande de protection, protection contre la culpabilité elle-même. C’est un homme, un fils, qui va incarner cette spiritualité qui est en quelque sorte au-delà de sa présence, et qui donne à son image elle-même une duplicité, quelque chose de louche, de complexe en effet, qui est au-delà de la discursivité et, en ce sens, spirituel. L’assomption de la paternité est en ce sens conflictuelle.
Le père ne donne pas son nom au fils par une sorte d’amour désintéressé, mais son fils en quelque sorte le lui prend, et ce père le sent passer... ce qui n'est pas particulièrement une jouissance.
V. Jouissance du père
Je poserai ici une première question : page 73 et plus loin, je cite : «nIl me semble que la jouissance est devenue l’horizon indépassable des sociétés consuméristes, et que les pères actuels revendiquent la leur avec une énergie...n», etc. Je ne crois pas que la jouissance soit devenue l’horizon indépassable dans une société qui est de plus en plus en voie de paupérisation. Je ne suis pas sûr du tout que les pères jouissent beaucoup, en tout cas de leur paternité qui est une charge, et qui déchaîne chez eux une sorte de violence dont ils ne peuvent se sortir que par transitivisme. Le père ne donne pas son nom au fils par une sorte d’amour désintéressé, mais son fils en quelque sorte le lui prend, et ce père le sent passer, ce qui n’est pas particulièrement une jouissance...
La jouissance est un concept particulièrement glissant et ambigu. Une anorexique jouit, un boulimique jouit aussi. Pour voir ce rôle tragique du père, il faut avoir vu la pièce de Pasolini, Affabulazione, ou bien celle de Strinberg, Le Père. Il me paraît douteux que la paternité engendre une jouissance d’exception (p. 89), et plus précisément ce doute est peut-être bien le doute cartésien lui-même qui assoit la subjectivité dans cet entre-deux. Ce doute, seule la fiction peut le montrer.
Si le père aime le fils, ce n’est que très secondairement et, je dirais, par transitivisme ; c’est dans la mesure où le père s’identifie à son fils qu’il l’aime, en fonction de ses sentiments complexes. Je crois que, avec ces remarques, la fonction paternelle vient doubler le désir du fils qui veut devenir père.
VI. Premier père
Cet Urvater qui domine la scène depuis le parricide jusqu’à la rédemption est présent pour chaque enfant dès la naissance. Ce premier nom du père a sa fonction au moment de la phobie spontanée de l’inceste de l’enfant. Car, dès qu’ils naissent, tous les enfants ont une phobie spontanée de l’inceste : ils ont peur du noir, ils protestent, et ce qui les calme, c’est l’appel de leurs noms par leurs mères. Ce nom qu’ils prennent est celui d’un Urvater. C’est tout simplement le nom que donne sa mère. C’est, il est vrai, un prénom, mais tous les prénoms sont des noms de personnages idéalisés, d’anges ou de saints le plus souvent, qui sont les premiers noms du père faisant écho dans la parole de la mère lorsqu’elle appelle son enfant par son nom.

Sur quoi s'appuient ses réflexions sinon sur les deux axes principaux de ce qui fonde la psyché, c’est-à-dire, d'une part, le désir incestueux qui est le mouvement premier de tous les êtres humains, et, d’autre part, le parricide qui en résulte. Il est important de bien voir que le désir parricide résulte d’une phobie spontanée de l’inceste éprouvée par tous les enfants.
Dans cette mesure, je ne suis pour ma part pas fondamentalement inquiet quant à la fonction paternelle aujourd’hui. Elle va sûrement s’agencer d’autres manières, mais, le désir restant le même dans ses axes principaux, c’est-à-dire désir d’inceste suivi de parricide, cette fonction paternelle renaîtra toujours de ses cendres. En somme je pense que le père n’est pas si souffrant que cela dans notre époque, ou plutôt qu’il continue de se casser la figure comme il l’a fait depuis le début des temps.
VII. Papa
Le papa du complexe d’Œdipe est beaucoup plus tardif à cette première nomination et, en quelque sorte, il engendre avec ce deuxième père un affrontement, une lutte qui n’est plus une lutte pour la possession de la mère mais pour la possession de la femme du père – ce qui est bien différent. Bien différent, et très tardif, vers l’âge de trois ou quatre ans. Ce papa n’est pas du tout l’Urvater, et cela nous laisse tout à fait tranquille quant au devenir du complexe d’Œdipe, qui poursuivra sa route d’une façon ou d’une autre dans les arcanes de la rivalité du fils au papa.
La spiritualité est le résultat immédiat de l’angoisse de l’inceste et du parricide, par conséquent la spiritualité ne mourra jamais.
La spiritualité porte la séance d’analyse du début jusqu’à la fin, et je ne crois pas en un déclin de la psychanalyse, pas plus qu’en une fin du complexe d’Œdipe.
VIII Deux pères
Il y a donc deux images tout à fait distinctes du père : l’Urvater, toujours déjà spirituel dès le premier jour, et le papa du complexe d’Œdipe. Dans le mythe d’Œdipe lui-même il y a deux pères : celui de la naissance, qui est un tueur qui veut sacrifier son fils, puis un papa éducateur qui finira par être tué par son fils.
Avec ce que je viens de dire, je viens de traiter des racines infantiles de la spiritualité. En ce sens, je peux dire que je ne suis pas pessimiste et que, si j’écrivais un livre de même inspiration que celui de Jean-Michel Hirt, j’aurais plutôt tendance à l’appeler « Le socle d’acier sur un socle d’argile ». En effet, la spiritualité est le résultat immédiat de l’angoisse de l’inceste et du parricide, par conséquent la spiritualité ne mourra jamais. Autre chose est le destin des religions, qui ont capté cette spiritualité à leur profit et en ont fait des Églises, des Églises dont les crimes sont innombrables et quotidiens. En revanche, la spiritualité de chacun se retrouve d’abord dans les mouvements qui intéressent de larges masses de la population, par exemple Karl Marx a parlé du mysticisme de la marchandise et, sans spiritualité, le sens politique de bien des mouvements serait inexistant : c’est une croyance en un avenir meilleur sur Terre, sans doute, mais qui reprend à son compte une espérance de la spiritualité. En analyse, chacun d’entre nous retrouve ses racines infantiles de la spiritualité à travers ce qui s’appelle le mythe individuel du névrosé, qui est en réalité sa religion intime, avec ses panthéons et ses dieux que nous reconstruisons plus ou moins consciemment au cours de notre travail.
Un sens du sacré anime la parole ordinaire qui n’arrive pas à dire ce qu’elle voudrait dire et qui, de son début à sa fin, réaccomplit à nouveaux frais le destin du père. En effet, celui qui parle et qui dit « je » ne peut pas dire en même temps le nom de son Urvater, de son patronyme, sinon en se mettant à la troisième personne et en se désubjectivant. Il se subjective dans sa parole et accomplit, à travers chaque parole, le même parcours que celui qui va du parricide à son point final, le point final de chaque phrase étant en quelque sorte un tombeau du père.
La spiritualité porte la séance d’analyse du début jusqu’à sa fin, et je ne crois pas en un déclin de la psychanalyse, pas plus qu’en une fin du complexe d’Œdipe. Je me suis dépêché de faire ces quelques remarques générales avant d’aborder le livre de Jean-Michel Hirt sur certains de ces aspects.
La naissance du monothéisme fut tout à fait œdipienne.
IX. Le monothéisme

La première partie du Socle d’argile s’intitule «lLes deux corps du pèrel».
Elle se décalque en quelque sorte sur le livre de Kantorowicz «lLes deux corps du Roil». Elle est assez bien éclairée par les considérations que je viens de faire. Il est important que le livre commence par un commentaire de l’homme Moïse et de la religion monothéiste, et par une réflexion sur la naissance du monothéisme avec le premier pharaon Akhenaton. Il a distingué un principe unique. Ce ne fut pas du tout un genre de philosophe illuminé qui inventa ce principe unique : Akhenaton est celui qui détesta son père au point de marteler l’ensemble de son Panthéon et de finir sa vie avec sa mère, comme le montre la thèse de Velikovsky [cf. Œdipe et Akhenaton, Robert Laffont, 1999]. En quelque sorte, Akhenaton est le modèle lui-même d’Œdipe, avec la transposition faite par les Grecs, de Thèbes au bord du Nil jusqu’à Thèbes, en Béotie.
La naissance du monothéisme fut tout à fait œdipienne.
X. Grand homme
Dans ce que je viens de dire, on voit bien les racines infantiles de la spiritualité, mais ce qu’on distingue beaucoup plus mal c’est pourquoi ces racines arrivent à faire masse et à devenir le destin spirituel de tout un peuple. Il y a là un chapitre tout à fait intéressant de Jean-Michel Hirt sur le destin du grand homme, qui, à l'aide de citations de Freud, montre en quoi «lla désirance pour le père qui habite tout un chacun depuis son enfancel» est la même que pour le héros de légende, c’est-à-dire pour celui qui fait masse pour tout un peuple et apparaît donc comme un père spirituel.
Il me semble qu’il faut comprendre que l’Urvater est un père qui dès sa naissance est purement fictif, un père inventé. Et tous les enfants s’inventent le même père qui de la sorte peut venir culminer dans la figure du grand homme pour toute une société. Comme le fait remarquer Jean-Michel, personne n’échappe au désir du père. (Je préfère employer cette formule plutôt que celle de «ldésirance pour le pèrel» car l’expression «ldésir du pèrel» fait fonctionner le désir dans les deux sens, c’est-à-dire de l’enfant à son père et du père à l’enfant.) Le père est désiré par l’enfant de manière universelle alors que le désir du papa pour son fils est occasionnel et plus ou moins incestueux dans la réalité.
Je remarque en passant qu’il est bien possible que les psychanalystes soient inévitablement mis à la place du père par l’effet du transfert sur eux, mais il est de leur tâche de se dégager de ces représentations.
XI. Pères violents
C’est là que l’on tombe sur un passage tout à fait délicatement traité par Jean-Michel, qui est celui de ces pères de l’Église qui sont à la fois des pères spirituels et qui en profitent pour être aussi des pères sexuels, des pères violeurs, dans le genre de l’Urvater. Il faut comprendre que ce n'est pas une exception mais en quelque sorte une règle qu’il y ait ce double versant possible de la spiritualité, à la fois incarné et en même temps obscène. L’abus dont parle Jean-Michel est celui de femmes qui cherchent un accompagnateur spirituel et qui rencontrent un amant.
Je remarque en passant qu’il est bien possible que les psychanalystes soient inévitablement mis à la place du père par l’effet du transfert sur eux, mais il est de leur tâche de se dégager de ces représentations, tout simplement en apparaissant pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des sujets désirants. Avec le personnage du religieux Vanier, traité dans toute sa complexité, il faut bien dire que c’est un problème crucial de notre époque qui se trouve mis à jour. Par exemple la pédophilie dans l’Église catholique ne me semble pas un accident qui serait arrivé à quelques-uns qui s’appellent «lpèresl», mais correspond en quelque sorte à un désir constant plus ou moins effectivement mis en œuvre. Si les pères de l’Église ont été interdits de mariage par le deuxième Concile de Latran au XIIe siècle, ce n’est pas qu'un simple choix leur a été imposé entre la vie avec une femme et la vie avec l’Église. C’est plutôt une façon d’ériger chacun d’entre eux en Urvater castré. C’est aussi une façon de mettre en concurrence la femme et Dieu, qui d’une certaine façon sont aussi fous l’un que l’autre.

Il me semble que c’est, de bout en bout, l’inceste qui est mis en scène, avec comme solution le parricide et la spiritualisation du Père en Dieu.
On retrouve la permanence du désir incestueux dans une multitude de formules de Jésus. Jésus est le fils de Marie qui l’a enfanté avec son père, et il est lui-même marié avec Dieu. Comme Dante l’a reconnu, au Chant 33 de son «lParadisl», Marie est la fille de son fils, Vergine Madre, figlia del tuo figlio. On ne peut guère mieux faire pour exprimer le désir incestueux, une profonde racine infantile de la spiritualité. Quand Jésus ditn: «lMon père, pourquoi m’as-tu abandonnél?l», n’est-ce pas une forme de parricidel? C’est plutôt Jésus qui abandonne son père et qui se retrouve crucifié, on pourrait dire puni pour la conséquence de son désir incestueux, c’est-à-dire le parricide.
XII. Surmonter le respect
Je voudrais maintenant poser quelques questions sur la deuxième partie du livre, sur «lLes actes de la paternitél». Il me semble que le point le plus questionnant est celui de cette citation plusieurs fois répétée de Freud, qu’il fallait surmonter le respect envers la femme par la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur. Je ne sais pas pourquoi Freud a omis d’ajouter l’inceste avec le père, qui est pourtant au premier plan de la naissance du monothéisme. Mais contentons-nous de cette familiarisation de l’inceste avec la mère ou la sœur.
L’inceste avec la mère à la naissance n’est pas sexuel, au sens d’un rapport masculin/féminin. Il ne le devient qu’après l’introduction du «ldésir du pèrel», obligeant à un choix de genre entre masculin et féminin et, à ce moment-là, en effet, il y a un désir de la mère, non pas comme mère mais au titre de la femme du père – ce qui n’est pas pareil. C’est avec le père que s’engage une compétition œdipienne pour la conquête de sa femme. Je voudrais souligner qu’il me semble que cette question de la familiarisation avec l'idée de l’inceste signifie simplement d'avoir analysé qu’il y a là la racine infantile principale, sans que ce ne soit là nullement une autorisation du désir infantile incestueux, lequel, de toute façon, est spontanément une phobie de l’enfant – en effet, c'est là la forme première de la pulsion de mort, car avoir un enfant avec son propre géniteur c’est mourir avant le début de sa vie.
Le désir incestueux est d’une grande cruauté, et Jean-Michel Hirt le souligne. En effet, il faut voir ce fait vraiment paradoxal : la perversion polymorphe est le résultat direct de la prohibition spontanée de l’inceste dans la famille, avec comme premier résultat le sadisme, le masochisme, le voyeurisme, l’exhibitionnisme, c’est-à-dire autant d’éléments de non-rapport, de rapport à distance qui caractérisent la sexualité infantile, où il n’y a pas de rapport sexuel.
XIII. Critique de Freud
Il me semble qu’il y aurait là un travail à faire sur les théorisations de Freud. Non seulement elles évitent de parler de l’inceste avec le père, qui est pourtant au premier plan du désir du père, mais, de plus, elles amalgament la femme et la mère. Or la femme et la mère sont deux personnages complètement distincts, la femme est la fille du père, alors que la mère est la mère du fils. Ce sont deux positions radicalement différentes et le féminin ne peut pas être assimilé au maternel, auquel il est contradictoire.
Il y a là un autre point obscur de la théorisation de Freudl: attribuer un seul sexe aux deux genres ; il fait comme si le sexe masculin de l’homme était la seule source d’attrait. Or il semble oublier ce qu’auraient pu lui dire pourtant ses patientes, c’est-à-dire que le clitoris joue exactement le même rôle dans la masturbation phallique : il permet de se débarrasser du désir de la mère et d’accéder au désir du père.
XIV. Lou
Il faut dire qu’il y a les pages géniales où une Lou Andreas-Salomé que je ne connaissais pas prend la parole, en particulier dans son article magistral «lCe n’est pas la femme qui a tué le pèrel». Cela ressemble assez à une dénégation puisque le désir féminin comporte en lui-même une violence, jusque dans l’érotisme, violence qui renferme bien souvent l’agression de l’amant. Le poète Rilke qualifiait Lou de Buisson-ardent, terme bien choisi puisque la femme dont la folie, comme le montre Médée, ne correspond à aucune case de la psychopathologie n’a d’égale que celle de cette invention de Dieu, spiritualisation du parricide.

Je cite cette phrase vraiment bien amenée de Jean-Michel Hirt, page 122 : «lÀ cette veuve clandestine et joyeuse sont réservés en retour l’élévation et l’anéantissement capables selon Lou, “dans la révolte spirituelle et corporelle de l’érotique”, de changer la finitude de l’évènement amoureux en ouverture à l’infini d’un désir sans objet.l» Et, en effet, le désir n’a pas d’objet, il se contente de répéter, de répéter à l’infini ce que sont les racines infantiles non seulement de la spiritualité mais de la sexualité, marquées dès le départ par la perversion polymorphe. La beauté des citations de Lou Andréas-Salomé est remarquable, par exemple à propos de sa liaison avec Rilke : «lNous avons été ainsi frère et sœur, pour ainsi dire à des époques très anciennes, avant que l’inceste ne devienne sacrilège.l» En lisant ces lignes, on comprend mieux l’admiration de Freud pour Lou Andreas-Salomé. Le désir de Lou Andreas-Salomé culmine, comme l’écrit Jean-Michel, avec un hors de doute, soit une certitude fondamentale qui à vrai dire est la folie qui échappe au doute et noue dans son complexe le désir de l’homme. C’est pourquoi la folie féminine est au-dessus de toute espèce de psychopathologie, comme le montre la figure de Médée. Lou Andreas-Salomé écrit sur la certitude ou le don du père à la fille, qu’elle caractérise comme ayant «lla dureté de la pierre précieusel». Jean-Michel écrit que «lcette alliance voue son corps de femme à l’amour sexuell», et c’est ce que Lou Andreas-Salomé soulignera dans sa biographie Ma vie [Puf, 1977]. Lou Andreas-Salomé écrit que, en tant que femme, la parole paternelle va lui accorder un corps capable de dispenser «lla dureté cachée de tout amour spécifiquement fémininl», un corps à la fois insaisissable et capable de se donner comme une pièce de monnaie vivante. Cette folie féminine est en quelque sorte un sommet qui laisse au ras du sol le désir des hommes. Ils sont incapables d’avoir un orgasme autrement que comme une réplique de celui d’une femme. En tant que fille, Lou se déclare «nveuve du pèren» – c’est bien ce qui fait de l’orgasme une forme particulière du parricide accompli dans le rapport sexuel lui-même. Lou Andreas-Salomé montre cette extrémité du désir féminin qui met en scène le parricide avec la capacité orgastique elle-même. Je me réfère, pour dire cela, à l’analyse de Dostoïevski faite par Freud à propos de ses crises d’épilepsie. En cela, comme le fait remarquer Jean-Michel, le mouvement féministe ouvre une voie beaucoup plus profonde que l’accession à quelques droits et à la parité.
XV. Renoncement pulsionnel
À propos du renoncement pulsionnel, Freud écrit dans son texte sur le Moïse de Michel Ange, que le fait du renoncement à sa propre passion «let au nom d’une mission à laquelle on s’est consacré, est la plus haute prouesse qui soit à la portée d’un humainl». Il faut dire que cette façon d’aborder le problème est assez volontariste. On dirait l’acte d’un héros. Ce renoncement est beaucoup plus compréhensible si l’on saisit que le renoncement pulsionnel est en quelque sorte la phobie spontanée de l’inceste que portent les pulsions. De plus, cet inceste est en lui-même la matrice du parricide. Il y a une grande difficulté à comprendre la naissance de la spiritualité si l’on se contente des termes de renoncement pulsionnel auquel invite la deuxième topique. En effet il me semble beaucoup plus pratique de prendre les termes de la première topique et de voir que la jouissance, et spécifiquement la jouissance pulsionnelle, est refoulée dès le début de l’existence et cela au profit du désir. Il y a lieu d’opposer jouissance pulsionnelle et désir. Avec le désir seulement commence la vie psychique dans le rapport au père et à sa spiritualisation, c’est-à-dire à son parricide. Alors qu’avec la jouissance pulsionnelle et son renoncement, il n’est possible de rien expliquer. La jouissance pulsionnelle insiste continûment et elle est continûment refoulée. Plus exactement renoncée. Il me semble que c’est ce que dit Jean-Michel à la page 78 lorsqu’il écritl: «lLe renoncement à l’objet fait du désir l’objet même de la jouissance, ce qui introduit le sujet dans la réalité spirituelle, soit une dimension de la réalité psychique où la consistance du désir est un aboutissement en soi…l» D’ailleurs, cela concerne le sujet même de ce livre puisqu’il est à plusieurs reprises question de la jouissance du père.

En ce cas, il y a là plutôt un processus qui fait que la sublimation est l’un des premiers mouvements spontanés de l’enfant qui cherche à dessiner, à se représenter ce qu’il a perdu par phobie de l’inceste et non par un acte de volonté qui consisterait à renoncer héroïquement. Nous sublimons tous d’abord nos pulsions par différents types de représentations et c’est un second acte d’en faire un art par exemple, mais la sublimation elle-même est un mouvement premier qui tient au refoulement obligatoire du pulsionnel. Il y a d’abord l’Austosung puis la sublimation proprement dite.
L’interdiction première de se représenter Dieu comme l’un des premiers commandements de Moïse n’est pas du tout une sublimation mais une présentation particulière du parricide qui est en quelque sorte le motif fondamental de l’interdit de l’inceste. C’est ce qui fait du judaïsme une exécration pour n’importe quel type de pensée polythéiste. Jésus ne renonce pas abstraitement à la divinité pour devenir un homme, mais son renoncement est une forme de parricide, ce qui dans la théologie chrétienne est nommé Kénose. Nietzsche a inventé le fil à couper le beurre en parlant de la mort de Dieu en Occident, puisque Dieu est précisément la spiritualisation du père parricidé. Il me semble que ce n’est pas le renoncement pulsionnel qui permet de comprendre l’élévation de la conscience de soi lors des progrès de la spiritualité, comme l’écrit Freud, mais c’est la culpabilité qui est à l’origine de la spiritualisation. Le projet qui vient à la place du renoncement n’est pas le résultat, me semble-t-il, du renoncement pulsionnel mais ce qui crée le temps, c’est-à-dire le temps de la rédemption, de la culpabilité humaine. C’est la culpabilité du meurtre lui-même, du parricide plus exactement, et Freud en faisant cette hypothèse ne fait que reprendre le magnifique essai de Reik sur le chofar, qui fait le déchiffrage du meurtre de Moïse dans le récit de la Torah lui-même. Ce n’est pas l’interdit de la pulsionnalité, sa répression, qui compte, mais l’interdit de l’inceste, qui met au cœur de l’homme une culpabilité apocalyptique.
XVI. Écologie
Je ne suis pas vraiment surpris de l’ampleur apocalyptique que reprennent les déclarations sur les changements climatiques, non pas que je nie leur existence mais qu’en tout cas ils reprennent ce qui du fond de chaque sujet fait pour lui le problème qu’il affronte à une sorte de fin du monde imminente et permanente.
Beaucoup plus efficace pour notre discipline plutôt que ces visions apocalyptiques est la mise en question des aspects patriarcaux de la paternité, à travers les diverses jouissances hors normes que Jean-Michel Hirt mentionne à la page 165 : « La crise de la normalité hétérosexuelle et du patriarcat qu’elle imposait est une chance pour une psychanalyse désireuse de renouveler avec l’inventivité de ses origines. »
Gérard Pommier, le 9 septembre 2021, Paris.

Nous remercions Yannick Lerible et la librairie Le Divan, à Paris pour l'organisation et l'accueil de cette soirée. La vidéo intégrale de la rencontre sera postée sur notre site à la fin octobre 2021. Inscrivez-vous sur notre blog pour recevoir nos articles et nos vidéos.
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