par Colette Combe

Colette Combe, qui a dirigé le groupe de traduction du livre de Christophe Bollas, La Question infinie, évoque ici ses réflexions sur cet ouvrage inspiré
La Question Infinie, ouvrage de Christopher Bollas, publié par Ithaque en 2025, explore comment, en passant librement de pensée en pensée dans une analyse, une personne exprime inconsciemment qui elle est vraiment.
Courts et ciselés, les six premiers chapitres de ce livre de Bollas, établissent la cartographie d’un parcours de relecture de Freud applicable à l’écoute contemporaine de la parole en séance. À leur terme, en guise d’exercice et d’exemplification, l’auteur retranscrit une série de sept conversations analytiques (analyste/analysant), qu’il commente pas à pas, après nous avoir expliqué la méthode de lecture à laquelle il nous encourage : plonger en solitaire au cœur du travail inconscient de trois analysantes, à la découverte de notre propre écoute interne du déroulé des associations, au long de ces séances où la liberté d’être soi prend forme ; sentir comment l’écoute s’incarne en nous et devient musicale, corps et voix ; imaginer l’écrire en partition orchestrale ; enfin, répéter le procédé trois fois. Rappelons que Christopher Bollas est musicien. Pour faciliter l’expérience, Bollas regroupe, à la fin du livre, en « Appendice » ces retranscriptions dans leur version brute, c’est-à-dire en ayant retiré ses commentaires et discussions des séances.
Trois analysantes, Arlène, Caroline et Annie détaillent les vécus présents de leur vie entre deux séances. Elles se déplacent en déplaçant leur parole, et une suite de pensées inconscientes affleure au bord de leur conscience. Peu à peu, elles se détendent et lâchent les jugements sur ce qu’elles disent. Suivons leur narrativité infiniment détaillée, mémorisons leurs couleurs singulières, évitons de généraliser. Laissons le temps d’une pause, pour nous approprier ce que nous venons de lire, percevoir, sentir, éprouver, à l’impromptu de nos identifications à tous les personnages de leurs récits.
Nous lisons selon notre propre idiome. Bollas utilise le terme idiome depuis son livre Forces of Destiny (1989), son deuxième ouvrage qu’il préface pour l’édition trentenaire de 2018 en rappelant que Donald Winnicott a proposé le concept de vrai self pour définir ce potentiel d’authenticité qui dans l’enfance a besoin d’utiliser la présence d’un autre pour arriver à maturation. Bollas conceptualise le vrai self comme notre manière d’être, singulière et unique, notre idiome – du grec idiomaï, faire soi, de telle façon qu’être et s’approprier soient un. En exprimant qui nous sommes vraiment, notre idiome affecte et impacte les autres.
La seconde lecture en solitaire inspire d’autres impressions qui viennent au jour et se ramifient, ici ou là incidemment, ou, à d’autres endroits, restent souterraines, nous donnant à circuler dans un labyrinthe en d’infinis chemins qui se recoupent à des carrefours. Ne cherchons pas à comprendre, restons concentrés sur notre marche calme, pas après pas, dans ces chemins en zig-zag qui s’assouplissent comme les arrondis des bras et s’entrelacent comme une route en lacets. Let it be.
Faisons un troisième voyage. L’écoute se fait sonore. Nous devenons sensibles aux respirations du texte, à ses rythmes, les voix des analysantes, leur langage, leurs mots, leurs images, leurs silences. Des séquences d’associations forment des lignes de pensées, de plus en plus souples. De question en réponse, affleure une nouvelle question, et infiniment. C’est vaste l’horizon du travail inconscient après trois lectures. Contemplons son étendue où des motifs et des formes commencent à nous apparaître. La solitude est essentielle pour entrer au contact du travail inconscient qui anime ces récits cliniques, authentiquement avec notre propre inconscient. Dès Forces of Destiny, dont le sous-titre est justement Psychoanalysis and Human Idiom, Bollas (1989, p. 16) ajoute une nuance éclairante : « La solitude est le contenant du self » – Solitude is the container of self.
Ce faisant, nous venons de nous glisser à la place de Bollas, superviseur de ces séances. Car il a lu les séances trois fois, pour en avoir une mémoire précise, avant de les discuter. Il écoute l’associativité, spécifique de chaque analysante et la manière, spécifique aussi, dont leur analyste, dans cette narrativité, se manifeste, fait entendre qu’il ou elle la suit et l’accompagne de sa présence attentive, ajustée et calme, curieuse des particularités de sa marche dans les séquences associatives. La réalité de la situation analytique est qu’il y a deux inconscients et deux idiomes qui travaillent ensemble. Les analysantes, Arlène, Annie et Caroline instinctivement font usage de l’idiome de leur analyste.
Le déroulé associatif, infiniment questionné
Ces trois lectures forment à l’écoute du déroulé associatif, de son rythme en séquences créatrices d’un mouvement analogue à la marche, au voyage explorateur, au vagabondage. Nous voici devant l’étendue non pas de l’infiniment pensé mais de l’infiniment questionné.
Développons la proposition. Quand deux promeneurs avancent de pair, prenons Roger Pol-Droit, philosophe, et Yves Agid, neurologue, dans Je marche donc je pense (2002, p. 21-22), ils dialoguent en marchant tranquillement. « Mais c’est quoi marcher ? » demande le neurologue à son ami. « Pour moi – répond son ami – marcher, c’est la même chose que penser. C’est la première réponse qui me vient. La pensée, telle que je l’éprouve, est une marche, un mouvement au sein des idées, entre les mots, entre les représentations. Ce qui rapproche le plus la marche mentale de la marche physique, c’est la nécessité de se déséquilibrer en permanence. Nous marchons en provoquant continûment une chute et en la rattrapant sans cesse avant de recommencer pour avancer. ».
Bollas utilise son goût de se promener dans l’œuvre de Freud pour en partager l’enthousiasme et inventer une pratique de la situation analytique aisément accessible à nos contemporains. Ceux-ci se sont habitués, ou soumis, à faire à la va-vite, mais ils s’interrogent et veulent se dégager de l’anxiété qui accompagne leur épuisement, corps et âme. Ils viennent pour une cure de parole et d’écoute mais ils ont perdu la capacité de venir au contact de leur vie intérieure.
Appliquer la narrativité du récit de rêve à la narrativité en séance est une proposition à contrecourant du monde contemporain. Bollas redonne le goût du regard au loin.
Arlène a essayé de joindre son analyste, il n’a d’abord pas répondu. Elle s’installe, évoque ses essais téléphoniques infructueux et raconte l’évènement inattendu qui lui arrive : Arlène, pianiste, fait partie d’un chœur ; les choristes ne veulent plus travailler avec le chef de chœur que le conservatoire leur a attribué, et tous proposent qu’Arlène soit leur porte-parole pour convaincre la directrice. Pourquoi elle ? (Silence de trois à quatre minutes.) La directrice fait la sourde oreille. Pour convaincre, il faut insister, répéter. Or Arlène n’accepte jamais de rajouter quelque chose à ce qu’elle vient de dire. Pourquoi ne veut-elle pas répéter ? D’où ça vient ? (Autre pause de trois minutes, autre question.) Pourquoi je trouve risqué de dire ce que je pense, surtout dans mon métier ? Ma mère répète tout le temps que je pourrais suivre n’importe qui. Autre ricochet. À la maison je ne sais pas signer alors que ma cousine qui vit avec nous est sourde – pourquoi, alors que ma sœur sait ? Décrivant en détail ce qui l’a surprise, Arlène enclenche un mouvement en séquences autour d’une salve de questions en ricochets, entrecoupées de silences. La traversée l’amène au sentiment que sa mère lui semble sourde à ses mots. Depuis quand ? Pourquoi ?
Cette problématique est reprise plus loin dans le livre, au chapitre X, par la salve des douze questions d’Œdipe à Créon dans Œdipe-Roi. Œdipe a sauvé Thèbes de la peste. Il sait inconsciemment pourquoi ce fléau s’est abattu. Ses questions le révèlent mais il ne s’entend pas dans les détails. Créon évoque le meurtre de Laïos, l’ancien roi de Thèbes. La formulation des questions d’Œdipe indique qu’il pense au souvenir de l’homme qu’il a tué à un carrefour où celui-ci lui barrait la route avec son char. Les pauses sont au bénéfice du doute, comme dans les questions de Hamlet qui reprend un « Qui va là ? » quand il est hanté par la mort de son père et soupçonne un assassinat.
Trois analysantes, trois routes de questions rencontrées au quotidien. Quel souffle ! Elles font des séances un espace de composition musicale, fictionnelle, théâtrale, picturale ou chorégraphique. « Il peut paraître paradoxal de dire que l’association libre et l’écriture élaborée renvoient au même fond. Et c’est cela qui choque, dit André Green dans La Lettre et la mort, promenades d’un psychanalyste à travers la littérature. Sans doute n’y a-t-il pas d’écrivain qui, à travers ses recherches formelles, ne vise à atteindre cet ordre de réalité qui n’est pas du langage. Quand bien même ils méconnaîtraient l’existence de l’inconscient, ils savent bien qu’il se passe en eux des phénomènes qui viennent d’on ne sait où et qui les visitent de l’intérieur » (Green & Eddé, 2004, p. 57).
Appliquer la narrativité du récit de rêve à la narrativité en séance est une proposition à contrecourant du monde contemporain. Bollas redonne le goût du regard au loin. Il constate que ce faisant, le patient ralentit, se détend et quitte l’anxiété de ne pas pouvoir descendre dans le monde de ses objets évocateurs et réapprend à trouver le silence de la méditation de ses mots.
L’organisation inconsciente
Nous sommes témoins de moments de transformation structurale qui arrivent grâce à l’organisation inconsciente des associations libres. Bollas fait une découverte stimulante et exigeante : les analysantes sélectionnent des points précis sur lesquels elles se focalisent à leur insu, avant d’y réfléchir en pensée consciente.
Ce mouvement de déroulé ramène Bollas au souvenir de contempler le mouvement des grandes prairies d’herbes hautes du Dakota, lorsqu’il circulait en voiture, à vitesse constante, assis sur les genoux de son grand-père. Apparaît dans l’espace visible de cette étendue en mouvement, çà et là, solitaire, une maison sur laquelle il concentre sa vision. Elle devient pure essence de la maison. Un arbre solitaire, dans sa vision contemplative, devient l’essence de l’arbre. Dans The Evocative Object World (2008), publié la même année que The Infinite Question, Bollas développe l’idée de l’expansion de l’esprit – expansion mind. Mind est l’intelligence du monde et le cerveau en développement, regard porté sur le lointain qui revient au rapproché quand la maison ou l’arbre sur l’infini se rapproche. Solitude accompagnée si essentielle dans l’enfance avant qu’on ne parle ! L’usage en est décrit par Donald Winnicott dans La Nature humaine (2012, p. 171-173). Avec Madeleine Davis et Ray Shepherd, Bollas est éditeur en 1988, de Human Nature (1988, p. 131-133), ouvrage posthume de Winnicott – psychanalyste et pédiatre qui en avait creusé le premier sillon dès 1941, en observant que la curiosité des bébés devant une spatule posée sur son bureau de médecin est interrompue par une phase d’hésitation solitaire, où le bébé se détourne de l’objet pour y revenir ensuite avec plus de hardiesse (Winnicott, 1999, p. 37-56).
Bollas introduit La Question infinie par une image de transmission, puisée à la source de son histoire : ce souvenir d’enfance des grandes étendues d’herbes hautes à l’arrivée à la ferme où ils vont chaque semaine chercher le lait. Devant la clôture de la laiterie, son grand-père à ses côtés, il cueille des herbes fraîches dans la prairie bien juteuse, et passe la main à travers la barrière pour les offrir aux vaches qui les mâchent et remâchent tout à la saveur nuancée des verdures entremêlées. L’image est une organisation inconsciente, elle vaut mille mots pour nous faire imaginer la métamorphose en cours. Sans heurt, son éclosion est lente et souple. Elle figure, elle fleurit. Elle occupe l’espace de notre concentration sans difficulté : elle ne s’oublie pas, elle s’épanouit en notre direction par l’effluve de ses parfums et de ses couleurs faisant appel à nos sens et à nos émotions. Quand Bollas donne des cours à Rome pour offrir entremêlés des textes essentiels de Winnicott, ils paraissent sous le titre d’Essential Aloneness (2024).
Annie sur le marché aux fleurs regarde un plant de marigold en floraison, elle désire le mettre à grandir dans son jardin tout en pensant à son analyste. Les marigold sont des soucis, des calendulas, ces fleurs solaires qui s’utilisent dans la fabrication de soins calmants. Or la difficulté d’Annie pour se rencontrer elle-même est son excitation quand elle parle, et son penchant à susciter chez l’autre, son interlocuteur, une excitation. Le mystère de ses vécus de séance l’accompagne : pourquoi son analyste ne semble pas éprouver d’excitation en l’écoutant ? Dans cette terre de l’écoute attentive et calme de son analyste, elle s’implante et implante ses associations comme des calendulas. Quelque chose se développe, l’expansion de son esprit en travail d’association libre. Retrouvant son analyste après le week-end, elle lui trouve de belles couleurs…
Le début de l’introduction de La Question Infinie avec cette image d’un don, une brassée d’herbes hautes entremêlées, se rapproche de la fin de l’introduction des Forces of Destiny : commencer sur une image de son histoire et de sa vie intérieure, Bollas le fait quand il ne trouve pas d’autre moyen d’apporter et de transporter l’essentiel d’un point particulier dont il veut tracer les contours, sans avoir en mains, pour l’illustrer, la théorie d’un autre auteur ou une des siennes, ou un passage d’analyse d’un de ses patients. La laiterie est l’objet évocateur qui le relie à son idiome, conteneur de son vrai self et de son authentique spontanéité. La capacité de l’analyste d’Annie à ne pas s’exciter quand elle cherche à l’exciter, s’implante-t-elle aussi en terre de petite enfance, celle du monde évocateur des objets chers à son analyste ?
L’image résonne en nous, elle opère à la manière d’une ouïe où nous nous entendons résonner, nous sentons qu’elle naît en nous. Comme la naissance fait «surgir à la fois la vision du dehors et l’ouïe de son cri propre. (…). Éprouvant ainsi sa résonance, l’image formerait la sonorité d’une vision et l’art de l’image, une musique de la vue», écrit Jean-Luc Nancy (2019, p. 77), dans Penser l’image. Coïncidence inouïe de la première vision du monde et de s’entendre soi-même. Ainsi, l’inconscient fonctionne dans toute sa largesse, processus et contenus entremêlés (geflecht) dans leurs saveurs. Découvrir la fraîcheur de la nouveauté en analyse, une fraîcheur analogue à celle de L’Interprétation des rêves de Freud dans les séances. Bollas a le désir d’écrire comme Freud qui détaille les rêves. La lecture sans cesse recommencée de ces rêves lui donne d’inventer une nouvelle façon de pratiquer l’association libre et l’écoute de sa narrativité. Quand Annie excitée projette beaucoup, ses projections sont à écouter comme une narrativité : les accepter et en faire usage, suppose d’accepter le sentiment d’infinie solitude, infinie liberté et infini questionnement de l’humain. Pas de neuf sans tradition mais une tradition lue et relue infiniment, renouvelée, textes retravaillés en de nombreuses couches de relecture, comme le peintre Alexandre Hollan (2019) contemple le même arbre qu’il dessine et peint infiniment, écrivant dans Je suis ce que je vois :« Il ne se passe rien avant huit couches. »
De fait, nous sommes, à tout moment, capables d’être à la fois dans des pensées conscientes et inconscientes. Nous pouvons écouter un quintette de Franz Schubert et lire en même temps une fiction. Les deux sont des compositions, musicale et littéraire qui parlent directement à notre inconscient. Plus on se rapproche de l’enfance en séance, plus contenus et contenants sont entremêlés comme dans les compositions de Johannes Brahms.
L’harmonique, le rythme et l’onde de la traduction
« Toucher et non comprendre. La main plongée dans un cours d’eau touche ce qu’elle ne saisira jamais : l’onde – le sens du temps, l’ordre des choses en mouvement. Retrouver sous les mots l’histoire de tous les sens enfouis, le surgissement, la constante métamorphose, les souvenirs profonds d’une langue et le souvenir que chaque langue a de toutes les autres. Chaque mot un peu creusé se souvient de tous les mots. Comme si la langue se souvenait pour nous. Les mots en savent plus que nous. Entendre ce que les mots veulent nous dire ardemment, impérieusement et sans le savoir. » — Valère Novarina, préfacie de La genèse de la Genèse, de M. A. Ouaknin (2019).
Durant l’expérience groupale de traduire ces expériences de transformation psychique, nous avons lu sur l’art de conduire le texte à travers le changement de langue. Sensibles à la perception d’Henri Meschonnic, philosophe, traducteur et poète, pour qui la qualité de l’acte de traduire est celle qui donne un rythme dans une autre langue, comme accès au rythme de pensée de l’auteur. Entre chaque couche de traduction, et Dieu sait qu’elles ont été nombreuses, nous sommes revenus au texte anglais, à ses couleurs nuancées, son timbre, à la maturation/expansion de son rythme et de ses pauses, avant de retraverser, changeant de langue et de culture vers la langue française, pour entendre, phrase après phrase, poindre son harmonique. Autre histoire des mots et usages, autre composition syntaxique.
Pour traduire l’allemand de Freud, il a fallu passer de la culture viennoise au changement de siècle en 1900, à l’allemand contemporain et à sa culture, avant d’inventer un chemin vers le français et ses cultures actuelles. Traversée, voyage et renversement, la traduction ne doit pas être fixe. Elle ne fige pas le texte, elle en fait ressentir le flux aux résurgences inouïes, surgies de juxtapositions associatives qui en bousculent la continuité et posent des accents dans le déroulé de son écoute sensorielle, émotionnelle et corporelle. Nous avons longuement séjourné dans les synonymes des mots de Bollas, Freud et Winnicott, découvrant leurs nuances infinies et leurs expressions idiomatiques, en pensant au « manuel de survie par temps de vitrification idéologique » de Jean Birnbaum qui « célèbre la nuance comme liberté critique, comme hardiesse ordinaire » dans Le Courage de la nuance (Birnbaum, 2021).
Bollas écoute les jeux du sonore, comme Lacan. Le mot satellite en anglais porte au jour la révélation d’un vécu de dissociation déchirante d’Annie, enfant et adolescente qui échappe aux situations de dispute violente entre père et belle-mère en s’imaginant qu’elle part en satellite ou même qu’elle devient satellite en orbite. Adulte, elle quitte les scènes groupales. Bollas y entend sattel, (se poser) – où se poser quand elle s’imagine coupable de cette atmosphère de chaos ? –, sad light (triste) comme un jour sans lumière, et sat ligth, (en assise légère), à peine au bord. Annie donne souvent le change pour cacher ses émotions, comme elle a essayé de cacher son bras cassé. Le désir d’être une chose, en famille ou en société, plutôt qu’être une humaine vivante, plantée là, en désarroi. Nous ne pouvons pas rendre en français les connotations des sonorités anglaises de satellite ; nous pouvons en disperser les assonances dans l’ambiance associative : la réverbération des formulations interrogatives de l’analyste, la simplicité de sa présence (« là, je sèche », dit-il, or sécher en français contient sécher ses larmes) répond à la désinvolture, au ton léger, d’Annie qui entoure de ses bras sa tristesse cachée. La réponse non excitée de l’analyste s’affecte de compassion quand l’allure maniaque et projective d’Annie l’avertit d’un vécu de dissociation qu’elle ne peut pas encore re-rencontrer. En fin de la troisième séance, Annie prend le chemin de s’identifier à lui : attentive et calme, elle suit la description de son élève Tess sur un projet de film, Les Hérons.Écoutée, Tess retrouve le souvenir évocateur d’une collection d’images de hérons faite avec son grand-père. Bollas entend le sonore de heron, here and on. Présence.
Traduire, c’est entendre le corps et l’oralité. Caroline rêve qu’elle reçoit chez elle et elle s’aperçoit qu’elle n’a rien acheté ni préparé, et rien dans le frigo. Elle va voir sa voisine Marge qui a toujours du vin en réserve mais qui dit qu’elle ne peut pas l’aider car elle n’en a pas. Pourquoi ce rêve ? Elle pense à Edward venu hier soir, elle n’avait rien préparé, elle avait honte. Edward cuisine si bien, il lui fait de délicieux repas. Elle pense qu’il est aussi un très bon guide : « Quand nous marchons, il sait toujours bien se repérer. Il regarde la carte et il sait quel chemin prendre. Ça ne vaut pas la peine que j’essaie ; alors je le laisse faire et j’aime être guidé par lui. » Bollas qualifie cette juxtaposition contrastée (cuisiner, guider) de radicale ; elle affecte l’inconscient de l’analyste d’un afflux de perception qui la fait parler à son insu. Impactée par le contact qu’établit la tournure librement décousue et desserrée de Caroline, son analyste formule à l’échappée : « Marge ne vous aide pas. » Deux silences de deux et quatre minutes, puis Caroline fait part d’un insight fulgurant : « La mère dont j’ai besoin ne viendra jamais. » Ici encore, Bollas ouvre largement l’écoute à un double sens sonore qui donne un autre air au rêve : dans wine, le vin, on entend whine, la plainte. Le rêve exprimerait-il alors un désir profond pour son futur, celui de ne plus avoir de réserve de plainte à servir à Edward ? Dans Sens et mélancolie, Bollas (2019, p. 105-106) fera part de son observation des rêves d’aujourd’hui : on dirait qu’ils sont des rêves de la mémoire du futur ; nous sommes au XXIe siècle dans l’urgence de nous dégager d’un passé dont les conséquences barrent le futur d’un non-droit à l’existence.
Comment traduire l’adjectif radical sans risquer d’en figer le sens (car en français radical se connote d’une notion politique d’extrémisme) ? Émue par le ton authentique et libre de Caroline qui juxtapose les lignes associatives d’aimer être nourrie et d’aimer être guidée par son ami Edward, l’analyste se sent transportée dans un vécu de sensations étranges, elle se sent pivoter, quitter sa réserve et livrer quelque chose qu’elle sait sans l’avoir pensée, un unthougth known radical. On pourrait parler d’« association qui s’enracine et enracine, ou d’association pivot ? Le pivot est un terme de botanique qui nous invite à en avoir une vision organique sensorielle et profonde, c’est la racine principale, celle qui apparaît en premier, échelle tirant l’énergie de la terre pour s’entrelacer à celle venue de la lumière. Le pivot est l’axe autour duquel une chose se meut, comme l’essieu pour une roue. Être le pivot au cœur de l’action. Mettre en mouvement, mettre en marche, être ému et mû. » (Combe, 2015). L’unthought known est la notion principale, la racine principale du premier livre de Bollas, The Shadow of the Object (1987) qui montre que la mère est l’objet transformationnel qui accompagne l’enfant dans ses transformations et sa connaissance du monde avant qu’il ne la pense et ne la parle. Deux ans plus tard, Forces of Destiny commencera par « Une théorie pour le vrai self » (Bollas, 1989).
L’associativité, son déroulé nous apparaît épars, nous en touchons sa matière sans la comprendre. Elle est l’unthought known, le connu non pensé de la petite enfance.
Aphrodite qui ne possède pas
Dans l’étonnante fin du chapitre X de La Question infinie, Bollas lance des passerelles entre mythologie, psychanalyse et philosophie, pourquoi ? Toutes trois déstabilisent nos certitudes. L’esquisse du mythe de la naissance d’Aphrodite a son importance. Bollas la place entre son évocation de la tragédie d’Œdipe-Roi et la phase d’hésitation de Winnicott. En travaillant le mythe de la naissance d’Aphrodite, dans Ainsi parle les dieux, l’helléniste Jean-Louis Poirier (2021) montre que « le mythe est l’exemple même d’une production narrative et d’une production d’images, qui sont de part en part, de la pensée. Dans la Théogonie d’Hésiode, les couleurs de ces images, puisées aux plus hauts principes, sont celles du commencement du monde. Après nous avoir instruits comme des mythes peuvent nous instruire, ils nous laissent la liberté de réunir les données éparses ».
L’analyse est-elle d’une architecture analogue aux différents éléments du mythe de la naissance d’Aphrodite dont il convient de recomposer l’unité, en les identifiant et en les resituant ? Plotin, reprenant le mythe travaillé par Platon, dans le Phèdre, et par Plutarque, voit dans l’Aphrodite Céleste, la Philia, l’image de l’amour qui ne possède pas – symbole de l’âme, de l’intelligence et de l’Un. Aphrodite, sortant de l’eau, est l’inaccessible fille qui arrive au monde sans mère pour l’entourer. Elle naît de la semence d’Ouranos, le ciel, dispersée dans l’écume par son fils Kronos, le temps, avec la complicité de sa mère Gaïa. Ouranos empêchait ses enfants de naître, et Gaïa leur offre une faucille et Chronos l’accepte.
L’associativité, son déroulé nous apparaît épars, nous en touchons sa matière sans la comprendre. Elle est l’unthought known, le connu non pensé de la petite enfance. En plongeant dans son onde, nous sentons l’organisation inconsciente qui l’anime, le flux qui la métamorphose sans pouvoir la posséder. Est-ce que pour le lecteur, l’associativité serait une image de l’amour qui ne possède pas, grâce auquel nous recommençons à questionner notre humanité par-delà les traumatismes infiniment éternels ?
Colette Combe, Lyon, 2024.
(Ont participé à la traduction de La Question infinie : Khédidja Benarab, Sébastien Bouafia, Carolina Buck, Christelle de La Forest, Francis Langlois, François Maréchal & Odile Pinaton)
Bibliographie
Bollas, C. (1987). The Shadow of the Object. Londres, Angleterre : Free Association.
Bollas, C. (1989/2019). The Forces of Destiny. Londres, Angleterre : Routledge. (Trad. française : Les Forces de la destinée, traduit par A. Weill, Calman-Levy, 1996).
Bollas, C. (2008). The Evocative Objective World. Londres, Angleterre : Routledge.
Bollas, C. (2018). Meaning and Melancholia: Life in the Age of Bewilderment. Londres, Angleterre : Routledge. (Trad. française : Sens et mélancolie : Vivre au temps du désarroi, traduit par B. Levy, Ithaque, 2019).
Bollas, C. (2023). Essential Aloneness: Rome Lectures on DW Winnicott. Oxford, Angleterre : Oxford University Press.
Birnbaum, J. (2021). Le Courage de la nuance. Paris, France : Seuil.
Combe, C. (2015). L’icône par la porte du rêve : Art, psychanalyse et spiritualité. Nouvelle Cité.
Droit, R.-G., & Agid, A. (2022). Je marche donc je pense : le philosophe et le neurologue. Albin Michel.
Green, A., & Edde, D. (2004). La lettre et la mort, promenades d’un psychanalyste à travers la littérature. Denoël.
Holan, A. (2019). Je suis ce que je vois. Erès.
Nancy, J.-L. (2019). Penser l’image. Les presses du réel.
Oaknin, M.-A. (2019). La genèse de la Genèse. Diane de Selliers.
Poirier, J.-L. (2021). Ainsi parle les dieux : Comment Grecs et Romains pensaient leurs mythes ? Les Belles Lettres.
Winnicott, D. W. (1988). The Human Nature. Londres, Angleterre : Free Association. (Trad. française : La Nature humaine, traduit par Bruno Weil. Gallimard, 2012).
Winnicott, D. W. (1975). Through Paediatrics to Psychoanalysis. Londres, Angleterre : Routledge. (Trad. française : De la pédiatrie à la psychanalyse : L’observation de jeunes enfants dans une situation établie, traduit par J. Kalmanovitch .Payot, 1999).
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